Chroniques orientales

Aux abords de l’aéroport international, alors que le puissant 4x4 aux vitres teintées dévore le bitume, une statue donne la mesure du défi irakien. C’est celle d’un homme ailé, de l’impétueux Abbas Bin Firnas qui, au IXe siècle, tenta de se muer en oiseau, au prix de sa vie. La tentation démocratique résonne comme la tentative quasi désespérée de ce savant des temps anciens. Comment penser autrement lorsqu’on file à plus de 140 km/h vers l’est, le tempo à peine altéré par les check-points et les convois officiels, au milieu d’une myriade d’affiches électorales déclarant avec une assurance fat : « Nous reconstruirons ce que les autres ont détruit. » ?

Le Conseil supérieur islamique irakien (CSII), notre hôte, ne promet pas autre chose. Depuis son bunker de la taille d’un pâté de maison, blotti dans le quartier de Jadriya, cette coalition majoritairement chiite menée par Amar Al-Hakeem, fils d’Abdel Aziz Al-Hakeem décédé à l’automne dernier, rêve tout haut de conduire l’Alliance nationale irakienne à la tête du Parlement et de réussir là où Al-Maliki, l’actuel premier ministre, a selon elle échoué. Le CSII a invité quelques journalistes pour le clamer à la face de l’occident. D’où ma présence, en compagnie de deux camarades suisses et du directeur d’une ONG de soutien à la démocratie au Moyen-Orient, dans une gigantesque maison d’hôte où aucun honneur ne nous est refusé. « Qossei est votre serviteur. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Linge, nourriture… Vous pouvez tout lui demander. » En France, cette obséquiosité passerait pour de l’emphase. En Irak, elle a valeur d’engagement. D’autant plus lorsque Bassim Al-Awadi, le chargé de communication d’Amar Al-Hakeem, plante son regard dans le vôtre et jure : « In my eyes. »

Bassim Al-Awadi n’est pas qu’un hôte attentif. C’est également un secrétaire d’Etat à l’information très avisé au service du CSII. Il improvise dès l’après-midi une conférence avec différentes personnalités du mouvement d’Amar Al-Hakeem. Sous la franche cordialité qui s’installe, l’enjeu est latent. En pleine polémique sur l’éviction de plusieurs centaines de candidats accusés de soutien au parti Baas, l’allusion au cas du ténor sunnite, Saleh Al-Moutlaq, refroidit sincèrement l’atmosphère. Cet ancien cacique du régime de Saddam Hussein irrite par sa capacité de nuisances. Son cuir épais a aisément absorbé l’attaque et il se pose aujourd’hui en victime. Un comble pour le CSII qui professe contre lui les pires insultes, dont celle d’entretenir un racisme arabe et sunnite odieux.

L’entretien, qui a duré deux heures, nous a laissés sur les genoux. Une nouvelle vient pourtant raviver nos dernières forces. Amar Al-Hakeem, de passage dans son état-major, nous accorde un entretien que nous savons précieux en ses temps de campagne. Le pas pressé, les doigts crispés sur le bloc-note, nous sommes introduits dans le salon d’apparat. Au mur, le large portrait du grand-père et du père du leader du CSII veille sur nous. Le drapeau vert, orné du slogan Liberté, Indépendance, Justice, propre au parti de la coalition chiite, repose derrière le fauteuil où doit siéger le jeune chef. Il apparaît. Figure affable, joues rosées, yeux clairs. Sourire franc, gourmand, presque farceur. Son front est ceint de l’aba’a noir qui trahit son ascendance prophétique. Sur ses épaules, le becht taupe des religieux. Ses yeux en amande suivent avec bienveillance la moindre de nos expressions. Cet homme du monde a l’assurance de ceux dont la lignée offre une profondeur historique, l’assurance et le flegme des souverains. On m’avait confié son charisme. Il le déploie en une respiration. Une heure sur la marjiya, la « référence religieuse » dont les chiites se réclament pour moraliser leur vie publique. Une collation rapidement avalée. Et une nouvelle heure et demie d’entretiens à bâtons rompus sur les enjeux de la campagne. Amar Al-Hakeem vole d’un sujet à un autre. Volontiers facétieux quand on l’interroge sur son avenir politique. « Serez-vous un jour premier ministre ? », tente-t-on. Il sourit : « Je préfère être de ceux qui les nomment. » Le leader du CSII ne se départira jamais de cette humilité. Feinte ou non, elle est convaincante. On nous avait prévenus : le jeune homme (39 ans) possède l’épaisseur de son grand-père, la plus grande figure religieuse irakienne des années soixante. Dans un pays qui entretient la mémoire comme un trésor, ce n’est pas rien.