20/02/2010
Dans le cœur du chiisme irakien, à Kerbala et Nadjaf
La litanie des check-points ressemble à s’y méprendre à la lente psalmodie des sourates du Coran. Elle ponctue le voyage spirituel qui mène les pèlerins, ce vendredi, vers les lieux saints du chiisme. Le cœur battant des deux frères massacrés dans la mythique bataille de Kerbala, Hussein et Alabbas, et celui, plus vibrant encore, du premier imam, Ali, dans la cité de Nadjaf.
Le rituel est immuable. La route cahoteuse de Latifiya a offert à l’Irak plus d’un destin tragique. Milices, groupuscules salafistes, bandits de grands chemins y ont élu domicile, pendant les pires heures de l’après-Saddam. Embuscades et assassinats aveugles ont suffisamment souillé le bitume pour que la population baptise le périmètre d’un nom funeste : Le Triangle de la mort.
Cette géométrie sanglante a engendré sur le parcours une quantité innombrable de contrôles auxquels se prêtent avec fatalisme les familles chiites, entassées dans leur mini-van. Les femmes en abbaya portent sur elles des bambins aux yeux noirs, le visage collé aux vitres. Les plus grands s’agitent dans la remorque à ciel ouvert, tandis que le père vise le moindre espace de dégagement pour le gain d’une place dans la file. Notre souci est ailleurs. Le pick-up qui nous entraîne vers le bastion chiite se joue des embouteillages, grâce au laissez-passer. Mais pour franchir l’agglomérat de ferraille sur roues, le conducteur et son acolyte armé s’échinent à tracer un sillon à contre-sens. La manœuvre tient de l’habitude pour nos deux gardes. Elle a le goût du suicide routier pour les occidentaux, qui s’accrochent à la sangle inutilisable de leur ceinture de sécurité.
Deux heures à ce régime, à maudire l’essieu qui rend l’âme ou le déchirement saccadé de la boîte de vitesse, tuent l’envie d’aventure. Elle reprend vite, heureusement, dans les faubourgs de Kerbala. Le portrait aux traits christiques de l’imam Hussein a remplacé les affiches de campagne. Des étendards noir, vert, rouge balaient le ciel de la peine immense suscitée par son martyr. Des myriades de pèlerins convergent dans la cour des mausolées dédiés aux frères tombés en 680 sous les coups des armées d‘Ubayd Allah ben Ziyâd. Depuis cette date, le peuple chiite pleure son héros. Les sanglots déchirent la paix du sanctuaire. Regrets éternels de n’avoir su prévenir la disparition du saint. Ils étaient plusieurs millions, début février, à célébrer le quarantième jour de l’Achoura, dont les cérémonies durant le mois de moharram, le premier du calendrier musulman, ouvre la période de deuil. Ils sont aujourd’hui moins nombreux à reposer sur les tapis épais qui réchauffent le marbre du temple. Le chrétien de passage n’a pas accès au sanctuaire sacré. Il peut néanmoins déambuler sans entraves. Observer la ferveur. Absorber l’énergie d’une prière profonde où se mêlent enfants irakiens et vieillards persans. Tous ensemble prosternés sur un jeton de terre sainte.
C’est la même agitation religieuse qui règne aux abords du mausolée dorée d’Ali, à Nadjaf. A peine déchaussés, les dévots embrassent les portes des enceintes, tombent à genoux, martèlent leur poitrine, essuient avec affectation les larmes qui perlent. Le carrefour du monde chiite est là, entre ses hauts murs veillés par une armée dépareillée. Douze millions de pèlerins viennent s’ajouter chaque année au million que compte la ville. La Marjiya, le clergé, s’y bouscule. Turban (abba’a) blanc pour les dignitaires. Turban noir pour les descendants du prophète. Quatre marjas couvent le troupeau. « Sources d’imitation », ils guident, conseillent, accueillent et observent avec un détachement feint les bouleversements du pays. Officiellement, le chiisme irakien s’exonère de toute ingérence politique. Dans les faits, il accompagne le processus démocratique. Il y a quelques mois, l’ayatollah Al-Sistani sortait de sa réserve pour exiger des listes ouvertes aux législatives. Cette semaine, une fatwa invitait les citoyens à exercer leur devoir. Mais l’interventionnisme s’arrête là. Les marjas se méfient de l’expérience iranienne, le velayat-e faqih. Ils ne goûtent guère l’extrémisme de leurs voisins. Ils s’en trouvent même parmi le clergé pour blâmer les bigots persans qui maintiennent la femme dans son carcan de tissu, oublieux du principe fondamental du chiisme, la jurisprudence. Ce mouvement qui invite la religion à saisir les changements de la société et à les accompagner.
Cette modernité donne des sueurs froides aux partisans de l’immuable. Ces Torquemada du Coran, dont les voitures piégées viennent briser l’élan de Nadjaf. Cent cinquante morts en décembre. Les bazaris, les commerçants s’en moquent. Sur le marché en plein air, victime de la barbarie aveugle, les légumes côtoient les mobiles, les djellabas les baby-foot, sur lesquels viennent se confronter des tribus de gamins dépenaillés. Dans la poussière qui tourbillonne, qui pique les yeux et fait voler les abbayas, la tentation démocratique du chiisme irakien semble aussi vivante que fragile.
22:45 Publié dans Reportage | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : irak, chiisme, kerbala, nadjaf
Commentaires
j'ai particulièrement apprécié ce reportage, j'avais l'impression d'être au milieu de ce peuple. Bravo
Écrit par : lecuyer anne-marie | 20/02/2010
Bravo à notre super tonton globe trotter, nous sommes très fiers de ton travail !!! Nous te souhaitons un bon retour.
Philo et Léo
Écrit par : LECUYER | 21/02/2010
très intéressants ces reportages , merci
Écrit par : pierre d'alun | 03/10/2011
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