11/02/2010
Naître plus dur que survivre au Cambodge
“Je ne veux pas garder cet enfant.” Au milieu de la marmaille qui s’agite autour de Ry Mom, ces mots qui claquent ont quelque chose de terrible. Dans la moiteur de sa cabane aux planches disjointes, où les odeurs de riz cuit se mêlent aux effluves de la décharge proche, la chiffonnière, âgée de 39 ans, voudrait bien faire un sort à la vie qui grandit en elle. Survivre coûte déjà trop. Etre mère encore plus. Reportage écrit en juin 2005
Sur les 7 000 riels environ qu’elle peut espérer gagner quotidiennement, Ry Mom met un billet de 1 000 de côté, en prévision d’un accouchement dont elle ne veut pas. Si elle le pouvait, bien sûr, elle avorterait. Mais c’est impossible. “Je suis allée au dispensaire [de Stung Meanchey] pour me renseigner, explique-t-elle. A un mois et demi, c’est déjà 20 dollars. A deux mois et demi, c’est 30. Pour payer, je dois emprunter à un voisin. Mais pour dix dollars prêtés, il y a trois dollars d’intérêt.” Alors Ry Mom accouchera. Où? La question reste en suspens. Bien sûr, la chiffonnière assure qu’elle se rendra au dispensaire. Dans la pratique, il est probable qu’elle fasse comme elle a toujours fait : accoucher dans son village natal, aidée en cela par une sage-femme traditionnelle à laquelle elle offrira plusieurs kilos de riz et quelques milliers de riels, ou bien chez elle, pour quelques dollars, dit-elle, avec tous les risques d’infections que comporte une délivrance hors d’un milieu stérile.
Le cas de Ry Mom est loin d’être isolé au Cambodge où le sort des mères et de leurs enfants demeure l’un des plus dramatiques au monde. Selon un classement produit par l’ONG Save The Children pour 2005, le royaume se placerait au 100e rang sur 109 pays concernant la santé des mères et au 104e concernant celle des enfants. Un triste bilan qui contraste avec la situation des pays voisins, comme la Thaïlande ou le Viêt-nam, classés respectivement 38e et 33e pour la santé des mères, ou même comme le Laos, situé au 87e rang. Dans la ligne de mire de Save The Children, la mortalité maternelle, qui atteint des sommets au Cambodge. Evaluée entre 590 et 650 décès pour 100 000 naissances selon les études, elle démontre que devenir mère est deux à trois fois plus dangereux que prendre le volant sur les routes cambodgiennes, pourtant considérées parmi les plus mortifères au monde (en 2004, 21 décès pour 10 000 véhicules).
L’Enquête démographique et de santé (EDS), menée au Cambodge en 2000, avait ajouté qu’environ une Cambodgienne sur cinq, âgée de 15 à 49 ans et décédée dans les sept années précédant l’EDS, avait été la victime de complications d’une grossesse. Autre statistique à l’origine du statut de dernier de la classe du royaume en Asie du Sud-Est : le taux de mortalité infantile. Selon l’EDS, sur 1 000 naissances, 95 bébés meurent avant leur premier anniversaire (soit 86 décès de plus que dans un pays comme la France). Plus d’un tiers de ces décès surviendrait au cours du premier mois de vie. Par ailleurs, 33 enfants sur 1 000 décèderaient avant leur cinquième anniversaire. Au final : un petit Cambodgien sur 8 succomberait avant d’atteindre l’âge de cinq ans!
“Lorsque l’on sait que 64% de la population cambodgienne se composent de mères et d’enfants, ces chiffres font froid dans le dos, soupire Koum Kanal, directeur de l’hôpital japonais qui, avec près de 7 000 accouchements par an, est l’une des maternités les plus importantes de Phnom Penh. Et pourtant, alors qu’un sidéen recevra une aide de 8 à 10 dollars pour se soigner, un enfant ne recevra que 35 cents.” Or les frais engagés lors d’une grossesse conditionnent encore pour une large part le choix des femmes d’accoucher à la maison plutôt que dans un centre de santé. Face aux dépenses en termes de transport et de logement que suppose un accouchement en zone rurale, les Cambodgiennes préfèrent bien souvent appeler à leur chevet une personne aux qualifications parfois incertaines. “Dans le royaume, explique le docteur Koum Kanal, 89% des naissances ont lieu en dehors des installations médicales.” C’est dans les régions de Siem Reap, Oddar Meanchey et Prey Veng que l’on enregistrerait, selon l’EDS, le taux le plus faible de naissances en environnement médicalisé (2%). Dans toutes les autres, à l’exception de Phnom Penh (71%), les naissances en milieu médicalisé n’atteindraient que 14%, voire moins. Un constat alarmant que pourrait pallier la présence, au moment de la naissance, de personnel qualifié. Ce qui n’est hélas que rarement le cas, 32% des accouchements seulement se dérouleraient en présence de professionnels. Quant aux soins prénatals, ils ne concerneraient que 55% des femmes cambodgiennes. et seules deux futures mères sur cinq les recevraient de personnel qualifié.
Va Sophol, 39 ans, est de celles qui n’ont pas été suivies de manière appropriée. Alors qu’elle habitait Stung Streng, cette mère a fait six fausses couches à cause de la malaria, mais aussi à cause du traitement à la quinine conseillé par les médecins. Comme nombre de ses concitoyennes, Va Sophol s’est alors tournée vers la seule ressource alternative : le “kru” (guérisseur) du village. “L’ancien m’a dit que si je n’avais pas d’enfants, c’est parce qu’ils ne voulaient pas rester dans mon ventre, se souvient la femme, assise à côté du bât-flanc, sous sa maison, où elle a accouché six de ses sept enfants. Il m’a conseillé de porter à la taille des talismans enroulés autour d’une ficelle.” Le rite marche tant et si bien qu’elle doit l’abandonner après quatre grossesses. Eduquer pour mieux soigner L’anecdote ferait sourire si elle n’était pas symptomatique de la difficulté, pour la population, de couper avec des traditions parfois en contradiction la plus totale avec les normes sanitaires.
Chez Nyemo, ONG créée en 1998 pour améliorer la qualité de vie des femmes et des enfants, une partie du programme d’éducation sexuelle est consacrée aux dangers des croyances traditionnelles. Une obligation, estime Pen Kong Kea, l’une des deux sages-femmes de l’organisation qui assiste entre 40 et 50 femmes : “Il y a certaines superstitions qui ne posent pas de problèmes, comme la croix sur le front du nourrisson, explique-t-elle. Cela devient plus préoccupant lorsqu’après l’accouchement, les mères mettent de la terre ou des nids d’insectes réduits en poudre sur le cordon ombilical, au risque d’être infecté par le tétanos. Ou lorsqu’elles apposent du menthol sur la fontanelle mal calcifiée de leur enfant.” “Nos messages de prévention ne touchent pas facilement la population peu lettrée, résume Koum Kanal. Comment voulez-vous promouvoir l’allaitement maternel quand les femmes préfèrent se fier aux produits de substitution qui sortent chaque mois sur le marché?”
Pour le directeur de l’hôpital japonais, un brin provocateur, la solution est claire : “De nouvelles routes, de nouvelles écoles, c’est de ça dont nous avons besoin pour améliorer la santé des mères et des enfants.” Si l’amélioration des transports permettrait une meilleure accessibilité aux structures de santé, l’éducation semble la réponse à bien des écueils qui handicapent la situation sanitaire des femmes et des enfants. Selon l’EDS, les femmes ayant reçu au moins une éducation secondaire ont plus de chances de bénéficier de l’aide de professionnels de la santé que les femmes non éduquées (66% contre 19%). De même, les premières sont davantage susceptibles d’utiliser des méthodes contraceptives modernes (23%) que les secondes (16%). “Tous les problèmes sont décuplés chez les populations pauvres et illettrées, résume Pen Kong Kea. Et il y en a beaucoup en province. L’analphabétisme [qui touche quatre femmes sur dix au Cambodge, selon Save The Children] les handicape pour se rendre dans un hôpital, comme il nous empêche de sensibiliser convenablement les femmes sur l’importance de la contraception et de la nutrition.” “De ce fait, ajoute Koum Kanal, les dispositifs contraceptifs sont très mal acceptés. Alors que les pilules ont le dosage minimal, 30 milligrammes, les femmes les abandonnent dès qu’elles souffrent de maux de tête. Quand elles ne les jettent pas parce qu’elles ont peur que les pilules s’accumulent dans leur ventre. Elles ne veulent pas non plus des dispositifs intra-utérins parce qu’elles disent ne pas pouvoir travailler avec.” Quant au préservatif, il serait très difficile à faire admettre aux hommes. Conséquence : le Cambodge demeure le pays où le taux d’utilisation des moyens de contraceptions chez les femmes mariées est le plus faible de toute l’Asie (24%, un record seulement battu par le Yemen avec 21%), sachant qu’un enfant né moins de deux ans après son aîné est presque trois fois plus susceptible de mourir pendant son premier mois d’existence.
Va Sophol, dont quatre enfants sur sept travaillent à la décharge de Stung Meanchey, n’a jamais utilisé le moindre contraceptif. Après cinq grossesses rapprochées, elle n’était plus en capacité d’allaiter : “Je dois maintenant emprunter pour acheter des boîtes de lait qui coûtent 13 200 riels l’unité”, dit-elle. Son garçon d’un an et demi fait les frais de l’absence de planning familial : sa mère ne le nourrit que de riz et de thé, alors qu’il se rétablit à peine d’une tuberculose. Un exemple qui fait bondir Koum Kanal pour qui la malnutrition des enfants, couplée avec l’anémie dont souffrent 66% des femmes enceintes, provoque le sacrifice d’une génération entière. “Les conséquences du manque de micronutriments sont désastreuses, souligne le directeur de l’hôpital japonais. Des carences en vitamine A peuvent entraîner la cécité. Des déficiences en iode, des goîtres et la réduction du QI de 13,5 points. Quant au manque de fer, il réduit de 9 points le QI. Et je ne parle pas des problèmes de croissance qui touchent 45% des enfants de moins de cinq ans et toucheront la génération suivante, les petites femmes donnant naissance à de petits nourrissons. C’est un cercle vicieux.” Même si nombre d’ONG, comme Nyemo, distribuent des comprimés de fer ou d’iode, le manque d’accès aux structures de santé et de prévention voue à l’échec tout projet d’améliorer la situation sanitaire des mères et de leurs enfants.
Pour résoudre cette défaillance, le ministère de la Santé projetterait d’embaucher 1 500 sages-femmes supplémentaires d’ici 2007. Une illusion, selon les analystes, qui estiment que le salaire d’une sage-femme est insuffisant pour attirer les postulantes. “A l’heure actuelle, note Koum Kanal, il y a un centre de santé pour dix villages, soit 8 pour 10 000 habitants. Or, sur les 940 centres au Cambodge, 280 n’ont plus de sages-femmes. Pourquoi? Parce qu’elles ne sont pas assez payées et qu’elles ne sont pas considérées socialement. Les sages-femmes sont seulement ‘diplômées’ après trois ans d’études, alors qu’un informaticien sera ‘bachelor’ après deux ans. Est-ce normal?” L’une des solutions envisagées est de former des sages-femmes “primaires”, en 18 mois. Si cela permettrait certainement de gonfler les effectifs, pas sûr que cela redore le blason, et la feuille de paie, des sages-femmes. Une feuille de paie qui s’élève, selon le barème du ministère, à 21 dollars pour chacune des 87 sages-femmes de l’hôpital japonais. Une obole heureusement compensée dans le centre phnompenhois par le versement de 49% des frais d’accouchements deux fois par mois et par les primes de nuit de garde. Au final, les sages-femmes de l’hôpital japonais peuvent gagner un peu plus de cent dollars, bien loin des salaires malingres pratiqués dans la grande majorité des centres de santé.
“En dessous de 200 dollars par mois, estime Ou Sarœun, chef sage-femme à l’hôpital japonais, n’espérez pas que les candidates se bousculent pour ce travail. Actuellement, comment voulez-vous les obliger à respecter les horaires quand elles doivent rentrer pour s’occuper de leurs enfants?” De même, les maigres émoluments jouent en faveur de la corruption rampante contre laquelle Ou Sarœun lutte sans conviction en affichant dans le couloir un panneau qui déclare qu’“il est interdit de donner de l’argent aux sages-femmes”. “Ce sont les femmes enceintes qui proposent en général”, se dédouane Ou Sarœun. Une langue de bois qui cadre mal avec la réalité. Il n’est pas rare en effet que les sages-femmes elles-mêmes demandent aux patientes pauvres quelques milliers de riels pour une consultation pré-natale normalement gratuite, voire 5 000 riels pour couper le cordon ombilical lors de l’accouchement.
Seule lueur d’espoir dans ce tableau bien sombre : une prise de conscience progressive du challenge imposé à la société cambodgienne. En avril, le docteur Koum Kanal proposait à l’Organisation mondiale de la Santé et à l’Unicef de décréter le royaume pays prioritaire, sur la base d’un programme intitulé Early Childhood Care and Development (Développement et soin de la petite enfance ou ECCD). Les objectifs de l’ECCD visent à améliorer la croissance de tous les enfants, leur participation, de la naissance jusqu’à l’entrée à l’école, à tous les services de prévention et de soins, et à lutter contre l’illettrisme. Dans le même temps, le ministère de la Santé doit chercher de nouveaux financements pour orienter sa politique sur les enfants de moins de deux ans et les femmes enceintes, en relation avec les différents programmes existants et en collaboration avec le ministère de l’Education de la Jeunesse et des Sports, sous la coordination du Conseil national cambodgien pour les enfants (CNCC). “Pour atteindre ces objectifs, la population rurale sera particulièrement ciblée, analyse Koum Kanal. Quatre visites prénatales, des distributions de tablettes de fer, de vitamine A ou d’iode, du conseil en nutrition, de la formation auprès du personnel, de la prévention : voilà de quoi nous avons besoin.” Et d’argent, bien sûr. Le gouvernement souhaiterait, selon le directeur de l’hôpital japonais, accroître les ressources à destination de la santé de 20% : soit 1% du Produit national brut. Là encore, face à l’ampleur de la tâche, le Cambodge met-il vraiment les moyens à la mesure de ses ambitions?
16:59 Publié dans Reportage | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : cambodge, naissance
Commentaires
écrit en 2005...et publié?
Écrit par : flow | 04/03/2010
Merci Flo pour tes encouragements. Ca me fait plaisir de te savoir sur ce blog régulièrement. Pour répondre à ta question: oui, le reportage a été publié dans le très célèbre journal francophone "Cambodge Soir"! Un quotidien qui tirait en 2005 à environ 3000 exemplaires! Du lourd, quoi! Mais j'en garde encore un très bon souvenir, notamment grâce à l'équipe khmère et française qui se défonçaient pour sortir un bon canard malgré les embûches de la direction et les pépins de matériels. C'était ambiance commando tous les jours. Rien de tel pour apprendre le métier!
Écrit par : Julien Lécuyer | 04/03/2010
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