11/02/2010

La mort annoncée des pierres de Païlin

Une cavité s’est formée dans le marbre riche en argile. Les sels s’y sont dissous. Là, sous l’effet des hautes températures, les deux éléments se marient, créant, dans ce fragile asile torturé par les formidables contraintes tectoniques, une autre alliance. Celle de l’aluminium, du chrome et du vanadium. Dans tout autre contexte, cette trinité n’aurait engendré que des traces dans la roche. Mais là, une matrice est en marche. Reportage écrit en juin 2005.


lstalk007.jpgLe four nourricier atteint plus de 600°C. Le cristal apparaît, coloré par les éléments chromophores. Un corindon, de teinte rouge, est né. Il attend, plusieurs dizaines de millions d’années, qu’une éruption de lave basaltique le transporte depuis son substratum cristallin jusqu’à la surface. Il s’éparpille dans les montagnes environnantes, attend encore. Il est à nouveau charrié par les pluies torrentielles jusqu’au cours d’eau le plus proche où il se mêle aux pierres grossières des alluvions. Le corindon attend. On le remue, on le tamise dans un panier de bambou tressé. Le cristal, transpercé pour la première fois par la lumière, sent la pulpe de doigts creusés par l’humidité autant que par l’âge se refermer sur lui. Son nom d’homme est rubis.

Kong Lin regarde sa trouvaille. A 43 ans, cette habitante de Païlin connaît d’instinct la valeur de la pierre qui rougeoit faiblement dans sa paume. Cette rivière de Bor Yakha, située au nord-ouest de la ville, elle l’arpente depuis qu’elle a sept ans. Kong Lin pourrait donner un nom à chaque galet. Le rubis brut est placé dans une écuelle blanche où la femme a séparé saphirs trapiches, saphirs gemmes, zircons et corindons. Son corps brun aux trois quarts immergés dans l’eau trouble, elle reprend son labeur, imitée en cela par une dizaine d’autres hommes, femmes et enfants dépenaillés qui malaxent la terre à coups de barre à mine, comme on tournerait une soupe pour en expulser les grumeaux.

Les derniers chercheurs de pierres précieuses de Païlin ne se font plus guère d’illusions sur leurs rêves de fortune. Une fois les compagnies minières thaïlandaises parties après la chute du bastion khmer rouge en 1996, la ville est sortie d’un mauvais sommeil, sa chair constellée de cratères. Des fosses qui sont autant de mines à ciel ouvert et dont les boyaux stériles stigmatisent une exploitation sans mesure. Suivant la nouvelle politique environnementale du gouvernement, les exploitations mécaniques ont été interdites il y a trois mois. Seules ont été tolérées par les directives du ministère de l’Industrie les prospections manuelles, comme celle de Kong Lin. Son mari, Kéo Sitha, 53 ans, plonge dans le cours d’eau dès 7 heures du matin. Il n’en sortira que vers 16 heures, pour rencontrer le discret négociant sino-khmer qui vient jauger la valeur des pierres. “A l’époque des Kola [l’ethnie birmane qui s’installa vers la fin du XIXe siècle], le sol était riche de pierres. Au cours des années 50, nous pouvions espérer une récolte de 100 à 200 dollars par jour, se souvient l’homme à la veste militaire et aux pieds blanchis par l’immersion constante. Aujourd’hui, cela prend quatre-cinq jours pour gagner entre 70 000 et 80 000 riels.” L’espoir n’a pourtant pas quitté Kéo Sitha qui, dans un sourire, explique qu’il est possible, bien que rare, de trouver encore une pierre riche en carats. De celle qui entretiendra le rêve. Kong Lin, à ses côtés, fait le compte de sa journée. “J’ai quelques pierres ‘Tang’, énumère-t-elle en désignant l’assiette où les pierres semi-précieuses se mêlent à quelques rubis, grenats et saphirs. Je pourrai les vendre entre 300 et 500 bahts [entre 30 000 et 50 000 riels].” Coiffée d’un bob élimé, la femme jette un regard circulaire autour d’elle : “Cette rivière était très connue pour ses richesses. Mes parents venaient chercher des pierres ici. Ma mère m’a toujours dit qu’il fallait de la persévérance dans ce métier. Aujourd’hui, alors que la terre ne donne presque plus rien, c’est encore plus vrai.”

Les coupables de cette ruine, tout désignés, sont Thaïlandais. Pas question pour la quarantaine de chercheurs de pierres qui criblent la rivière de s’en prendre aux Khmers rouges, qui ont pourtant largement profité du trafic transfrontalier. Comme le notait un ancien colonel khmer rouge, exploitant en son temps une machine de taille moyenne pour laver et trier les pierres, “ce ne sont pas les Khmers rouges qui ont creusé les mines”. Peut-être, mais les profits engendrés à la fin des années 90 par les chefs polpotistes atteignaient tout de même, avec le trafic du bois, les 40 millions de dollars de taxe annuelle. En janvier 1997, Cambodge Soir rapportait que les 29 entreprises minières thaïlandaises reversaient environ 8 800 dollars mensuels chacune aux Khmers rouges. De quoi fermer les yeux sur le désastre écologique alors en marche.
Soucieux de préserver leurs rentrées financières, les Khmers rouges tolérèrent à la fin des années 80 l’afflux massif d’ouvriers thaïlandais pour entretenir les exploitations mécaniques. Payés 50 dollars pour dix jours de travail, les mineurs thaïs creusèrent jour et nuit. Le lavage des pierres, effectué à l’aide d’un puissant jet d’eau sur les rives, et le ruissellement de la terre vers les cours d’eau provoqua le comblement rapide de la rivière de Mongkol Borei qui traverse Païlin. Plus grave encore, vers l’aval, il contribua à l’assèchement partiel du Tonlé Sap. Même le Phnom Yat, où fut érigé un stupa témoin de la présence birmane, a été comme dévoré par une machoire de géant sur son flanc sud. En début de semaine, le mont sacré était encore la proie de mineurs nocturnes illégaux, à la recherche d’un filon inconnu. “La destruction a débuté en 1989 pour se prolonger jusqu’à la fin des années 90, confirme Y Hean, chef du bureau de l’Industrie et des Mines à Païlin. Nous le déplorons, évidemment, mais c’est la guerre. Des pierres, il n’en reste que quelques-unes, sur la montagne de Thouren Pi Deum [des deux durianiers] ou sur celle de Damrei Mouoy Roy [des cent éléphants], à côté du Phnom Khieu. La pierre ne repousse plus. Il faut trouver autre chose.”

Trouver autre chose, mais aussi préserver ce qui peut encore l’être. Lors de sa première visite à Païlin, le 5 juin, le roi Norodom Sihamoni ne s’y est pas trompé, en pointant du doigt la nécessité pour la cité sinistrée de prendre soin de ses derniers trésors. “Païlin a longtemps été réputée pour ses richesses en forêts et pierres précieuses. Malgré les réalisations du Sangkum, tout a été emporté par la guerre, a souligné le roi. [...] Il est indispensable d’assurer la pérennité des ressources naturelles et des valeurs morales.” En attendant une manne nouvelle, tailleurs de pierre et “burners” (les artisans qui révèlent les pierres par cuisson dans des fours de briques) ferment boutique ou survivent modestement, le long de la route principale qui mène jusqu’à la mairie. Parmi ces commerçants, la Païlin Gem Corporation fait figure de leader. Installé sur la place centrale, le magasin envoie pour environ 100 dollars de pierres par jour à Phnom Penh. Loin, paraît-il, des beaux jours d’antan. “Du fait de la surexploitation, juge Song Sophea, l’une des employés, seules restent les pierres les plus petites. Si ça nous inquiète? Bien sûr. Bientôt, il nous faudra réimporter les pierres cambodgiennes vendues en Thaïlande.” En fait, avoue-t-elle, c’est déjà le cas : “Et pas seulement pour les gros carats. Les petites pierres reviennent déjà au pays.”

Sur la rivière Bor Yakha, les coups de pioche résonnent. Métronome de malheur pour des forçats de la pierre qui croient encore, comme Vong Veng, ancien soldat khmer rouge amputé de la jambe gauche, que “la fin des rubis n’est pas pour bientôt, il suffit juste de les trouver”. Plus en amont, un autre soldat, issu des rangs d’un des mouvements de résistance associés aux Khmers rouges, presse entre ses mains des sacs de toile pour en faire suppurer une terre rougeâtre. San Chea, 45 ans, a choisi de tamiser non pas le lit de la rivière, mais le sol d’une colline éloignée d’un kilomètre et demi. “Je ramène vingt sacs par jour pour des résultats inégaux. Aujourd’hui, j’ai déjà tamisé plusieurs sacs et voyez, je n’ai trouvé que ce petit morceau. Ça ne vaut rien”, détaille-t-il en montrant une pierre de la taille d’une tête d’épingle. En 1997, cédant à l’appel du rubis, San Chea avait quitté sa province de Banteay Meanchey pour celle de Païlin. Comme les 500 chercheurs de pierres qui peuplent les cours d’eau, il croit que des rubis attendent encore, là, au cœur de cette terre brisée. Mais, dit-il en replaçant la tête d’épingle dans sa bouche pour mieux la garder, “jamais nous n’aurons eu à travailler aussi dur pour les gagner”.

Photo du cimetière de Païlin, par Joshua Kraemer (http://www.lightstalkers.org/images/show/301110, site à ne pas manquer!)

Les commentaires sont fermés.